30.1.16

Episode 90: Le bleu de la liberté


Le bateau filait à toute allure sur l'océan, depuis qu'il avait quitté les eaux troubles du fleuve de Ziwa Bonde. Azalée était restée à la barre durant toute la nuit, à poursuivre cette étoile qui lui semblait plus grosse et plus chanceuse que toutes les autres.

Malgré les années et la vieillesse du bateau, il semblait tenir le coup et gardait une allure assez fière. Le bois dont il était composé avait un peu bruni, et les feuilles avaient perdu leur éclat d’antan, mais pour l'adolescente qui ne l'avait pas connu dans ses plus belles années, elle n'y trouvait rien à redire.

Elle avait fait un peu le ménage et avait réaménagé la disposition des meubles, certains la gênaient et d'autres n'étaient pas mis assez en valeur selon elle, aussi avait-elle fait en sorte que sa nouvelle demeure soit à son goût.

Il fallait que ce soit un bateau d'aventures. Tout à son image.



La grande baie vitrée de la cabine de pilotage lui avait tout de suite plu, et elle y avait installé deux chevalets pour peindre: avec sa réserve de pierres friables, elle avait de quoi faire des tableaux pendant très longtemps.

De là, elle avait une vue absolument superbe sur l'océan, qui s'étendait à perte de vue. Devant, derrière, à bâbord et à tribord, l'eau bleu ciel était partout. Elle n'avait jamais vu autant d'eau, et elle n'aurait d'ailleurs jamais cru que la mer puisse être aussi belle. Des nuages venaient parfois parsemer le ciel d'éclats blancs, et ils se reflétaient dans l'eau, ce qui ajoutait à sa beauté.

C'était là pour l'adolescente une immense source d'inspiration. Rien que de savoir qu'un tel paysage était là, à sa portée, elle pouvait fermer les yeux et imaginer des tas de scènes à peindre.


Être seule n'avait bien entendu pas que des avantages. Elle devait maintenant faire elle-même la cuisine, et malgré quelques recettes qu'elle avait emportées, cela se révélait être plus difficile qu'il n'y paraissait. Bien assaisonner une salade n'était pas aussi facile que ça, et souvent, elle mangeait des feuilles de salade et des poivrons un peu trop salés.

Elle ne perdait pourtant pas espoir de s'améliorer. Elle n'avait pas le choix, personne ne viendrait à son secours pour qu'elle puisse manger correctement! Elle n'hésitait pas à noter tout ce qui lui apparaissait comme des astuces utiles, pour ne pas les oublier. Son plan de travail de cuisine était couvert de morceaux de papier, sur lesquels elle avait inscrit les temps de cuisson de certains plats, ou alors comment préparer certains légumes plutôt compliqués mais pourtant excellents.


Au bout de plusieurs jours en mer, à supporter le roulis incessant du bateau, le mal de mer commença à se faire ressentir. Pour une fille qui avait passé sa vie entière sur la terre ferme, le changement était plutôt brutal et radical. Il lui faudrait certainement quelques temps pour s'y habituer, du moins, elle l'espérait. Il était bien sûr trop tard pour retourner chez elle, et elle n'en avait d'ailleurs pas la moindre envie.

Du reste, il n'y avait pas le moindre morceau de terre en vue, et elle devait supporter les nausées avec patience et sagesse. Quand elle ne pouvait plus tenir la barre, elle laissait le bateau dériver lentement, le temps de se précipiter aux toilettes si besoin.


Certains auraient pu penser qu'elle devait s'ennuyer, que la vie en pleine mer n'avait rien de très palpitant. Ce n'était pas ce qu'elle pensait, bien au contraire. Elle avait énormément de temps pour elle, et elle ne se lassait pas de lire les manuscrits de sa famille.

Elle aimait notamment relire les journaux de sa mère, Târâ, et bien souvent, elle notait des détails auxquels elle n'avait pas fait attention lors de sa première lecture. Elle avait été bien trop effarée de découvrir qu'elle était différente de ce qu'elle avait cru. Mais au final, c'était une femme comme les autres... Elle n'avait simplement pas su comment contrôler ses émotions, et les avait laissés l'envahir. Ce n'était pas bon de se laisser guider par ses sentiments... Du moins, pas toujours. Peut-être était-ce ce que Joss avait voulu lui enseigner, en l'empêchant de partir avec lui?


Azalée avait tout de suite adoré l'agencement de la chambre. C'était d'ailleurs la seule pièce où elle n'avait rien touché, parce que la disposition du lit ne permettait pas de bouger les autres meubles; et elle tenait absolument à pouvoir s'endormir tout en contemplant le ciel étoilé. Quand elle levait les yeux vers cette immensité, ses pensées partaient dans tous les sens si bien qu'elle ne se sentait même pas s'endormir.

Que faisait Kâli à cet instant? Est-ce qu'elle pensait elle aussi à elle...? Qu'avait bien pu penser Kairos en apprenant son départ? Partir de nuit, sans prévenir personne à part sa mère... Son voyage ressemblait beaucoup à une fuite. Est-ce que c'en était  vraiment une? Avait-elle fuit le village et ses habitants? C'était peut-être possible, au fond elle s'en fichait.

Ce qui comptait, c'était d'avoir pris son courage à deux mains pour le faire.


Elle qui avait toujours apprécié la solitude, elle était servie. Et elle ne s'en plaignait pas, bien au contraire. Elle pouvait rester des heures et des heures à la barre, à fixer l'horizon, complètement perdue dans ses pensées. Elle avait des rêves plein la tête, des envies d'aventures, et elle se plaisait à imaginer sa vie de guerrière perdue au milieu d'une jungle sombre et hostile.

Elle n'avait pas peur de tomber sur des créatures dangereuses ou des peuples inconnus. L'aventure était faite pour partir à la rencontre de l'inconnu, et elle était impatiente. Elle guettait l'horizon à chaque heure de la journée, mais pour le moment, il n'y avait rien d'autre que le bleu de la mer, le bleu qui symbolisait sa liberté.

Il n'y avait personne pour la juger, ni pour la rabaisser elle et sa famille. Tout était calme et reposant, comme elle se l'était imaginé.


La cabine de pilotage s'était transformée en véritable atelier de peinture. L'adolescente avait accrochée quelques tableaux aux murs, ses préférés. Dans un coin de la pièce, d'autres toiles étaient en train de sécher, ou attendaient des retouches de couleurs qu'elle jugeait nécessaire. De ses deux chevalets, il y en avait toujours un occupé par la toile qu'elle aimait le plus au moment présent, sa représentation fétiche en quelque sorte.

Des personnages hauts en couleur prenaient vie sous son pinceau, et elle aimait se dire que grâce à elle, ses ancêtres, les membres de sa famille pouvaient avoir une seconde vie à ses côtés. Pour rien au monde elle n'aurait voulu les abandonner, et ces peintures prouvaient à quel point elle pouvait être attachée à sa famille, même si elle avait décidé de les quitter. L'un n'empêchait pas l'autre.


Quand elle ne pilotait pas le bateau, qu'elle ne lisait pas, ni ne peignait, et ne rêvait pas, il fallait s'occuper du bateau. Le ménage ne se faisait pas tout seul, et elle avait toujours tendance à remettre sa vaisselle à plus tard... Du coup, même si elle était la seule habitante de ce réceptacle flottant, les assiettes pouvaient s'empiler assez rapidement, et elle n'avait plus ni la place pour manger, ni pour cuisiner.

Il fallait donc qu'elle prenne son courage à deux mains pour plonger la vaisselle dans de l'eau qu'elle puisait directement depuis l'océan. Sa maladresse lui avait déjà fait casser deux assiettes, et elle essayait de prendre grand soin de celles qu'il lui restait. Le bateau ne pouvait pas lui fournir de quoi manger indéfiniment, et tout ce qu'elle cassait était bien entendu irremplaçable.


Elle appréciait tout particulièrement la couleur du ciel lorsque le soleil déclinait à l'horizon, avant qu'il ne se couche. Du orange, du jaune, du violet et du bleu venaient s'entrelacer, et le résultat était magnifique au-dessus des étoiles.

Elle ne le lassait jamais d'observer ce spectacle, avec pour seule musique le clapotis des vagues. L'océan restait calme, elle n'avait encore jamais vu de vagues déchaînées dont elle aurait pu craindre les forces. En somme, le voyage se révélait si paisible, qu'il lui arrivait d'oublier qu'il lui faudrait bientôt trouver la terre ferme, si elle ne voulait pas finir par se nourrir exclusivement de poisson.


Elle ne s'inquiétait pas, et elle vivait au jour le jour, sans vraiment se préoccuper de ce qu'elle allait faire le lendemain, ou de ce dont il faudrait qu'elle s'occuper.

Elle faisait sa lessive une fois par semaine, et c'était largement suffisant, d'autant plus qu'elle n'avait à disposition que de l'eau salée: les laver plus souvent les aurait très vite abîmé, et elle ne se sentait pas d'humeur à se coudre des vêtements neufs. Ces derniers temps, elle se sentait plus fatiguée, mais aussi plus lunatique.

Elle se contentait donc de faire le minimum en matière de ménage, et restait de nombreuses heures devant ses tableaux.


Une partie de l'après-midi était consacrée à la sieste. Il lui arrivait de se coucher tard, elle était si souvent absorbée dans ses contemplations qu'elle en oubliait le temps qui passait. Parfois, ce n'était que les lueurs de l'aube qui lui rappelaient qu'elle n'était qu'un être humain, et qu'elle avait besoin de sommeil pour réaliser ses activités.

Conduire le bateau la fatiguait également beaucoup. A force de garder les yeux fixés sur l'horizon, ils se fatiguaient, c'était bien normal. Sans compter qu'elle avait parfois encore le mal de mer, ce n'était donc pas de tout repos qu'elle continuait sa traversée de l'océan.


Un jour, elle s'arrêta de naviguer pour plonger dans l'océan.

Ce ne fut pas sans appréhension qu'elle mit son maillot de bain (bien qu'il n'y en eut pas vraiment besoin, puisque personne ne pouvait la voir), et qu'elle sauta dans les abysses profonds qui se trouvaient sous elle. Qui savait quel genre de créatures pouvaient vivre là, tapies dans les profondeurs de la mer?

Elle préférait ne pas y penser. Cette petite baignade, bien que peu rassurante, lui fit pourtant énormément de bien: elle chassa complètement le mal de mer, et lui avait redonné beaucoup de tonicité. Elle se sentait plus motivée, et ce fut de bonne humeur qu'elle remonta sur le bateau.

"Il est temps de peindre! s'était-elle exclamée pour elle-même."


Un phénomène étrange se produisit, alors qu'elle était occupée à sa petite toile. Au lieu de prendre les teintes habituellement chaudes, le ciel se colora de couleurs qu'elle n'avait encore jamais vues auparavant: différentes tons de bleus, et un peu de vert.

Elle reposa immédiatement son pinceau et sa palettes de couleurs, pour s'approcher d'un peu plus près de la vitre. Qu'est-ce que cela pouvait donc bien être...?

Elle n'avait jamais vu une telle chose auparavant, et elle se sentait attirée par ces couleurs qu'elle trouvait vraiment très belles. Elle avait à peine décidé de se diriger vers l'endroit d'où venaient ces couleurs, que son estomac se mit à nouveau à faire des siennes.

"Oh non, ça recommence..."


Elle se précipita dans la salle de bains, au-dessus des toilettes. Voilà un endroit d'où elle ne pouvait vraiment pas profiter des couleurs du ciel...

Elle qui avait pensé s'être enfin débarrassée du mal de mer, voilà qu'elle rendait à nouveau tous ses repas.

Pourtant... Quelque chose semblait différent. Si les nausées étaient toujours là, il lui semblait que ce n'était pas les mêmes. Celles-ci semblaient plus lourdes, plus profondes...

Quand elle sortit de la petite pièce d'eau, le ciel avait reprit sa couleur normale, et elle se sentait tout à coup beaucoup mieux. C'était un étrange phénomène qui venait de se produire...


Le lendemain, elle pensa beaucoup à ce qui s'était produit la veille. Pourquoi avait-elle eu subitement envie de vomir? Elle était à présent persuadée que le mal de mer n'avait rien à voir dans cette histoire. Pourtant, elle pensait aussi qu'il était totalement idiot de penser que c'était le ciel qui avait pu provoquer ce changement d'état...

Elle ne croyait absolument pas au pouvoir des esprits, même si dans le village où elle était née, beaucoup de personnes y croyaient. Pour sa part, cela ne l'avait jamais intriguée ou impressionnée. Non, il devait y avoir une explication logique et raisonnée.

Mais laquelle?


La question lui resta dans la tête durant toute la journée. Elle avait beau réfléchir, elle avait du mal à comprendre ce qu'il se passait... Elle se sentait à nouveau fatiguée et bizarre.

Pendant qu'elle lavait du linge dans la grande bassine de l'étage, une idée lui traversa l'esprit en un éclair. Azalée s'immobilisa, les yeux grand ouverts.

"Non... se murmura-t-elle à elle-même. C'est impossible, je n'ai pas..."

Et pourtant, si. Elle l'avait fait. Elle s'en rappelait comme si c'était hier... c'était un après-midi qu'elle n'était pas prête d'oublier.


Elle laissa tomber le linge qu'elle tenait dans les bras, et se rua dans la pièce qui servait de bureau, et dans laquelle étaient rangés tous les livres qu'elle avait emmenés avec elle. Elle chercha un long moment avant de trouver celui qu'elle voulait, et quand enfin elle l'eut dans ses mains, elle en tourna fébrilement les pages.

Elle posa un doigt sur les lignes qui l'intéressaient:

"Fatiguée, nausées fréquentes, et parfois maux de ventre... Absence de saignement, humeur changeante... sont les signes visibles d'une grossesse."

L'adolescente leva les yeux de son livre. Elle ne s'était pas trompée. Ou peut-être qu'elle se faisait des idées...?


Une lune énorme avait maintenant pris place dans le ciel, comme un signe. Etait-elle vraiment tombée enceinte? Pourtant... elle ne l'avait fait qu'une fois avec Joss. Pourquoi n'avait-elle rien senti avant? Peut-être était-ce une erreur, peut-être qu'elle se trompait et qu'elle était simplement malade...

Qui pouvait savoir? Il n'y avait plus Kâli pour lui demander confirmation. Il fallait attendre... Les jours prochains promettaient d'être tendus et stressants. Mais la lune, parfaitement ronde, semblait lui dire: toi aussi, bientôt, tu seras aussi ronde que moi...


1 commentaire:

  1. Ah ah ! J'en étais sûre qu'elle était enceinte ! Ça va pas être facile de gérer une grossesse en mer, j'espère qu'elle trouvera la terre ferme avant le terme...

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