9.3.16

Episode 97: La bête


"Maman! Maman, viens sous la douche!
-La douche? Mais qu'est-ce que tu me racontes là!"

Azalée sortit, et se dirigea vers la cabane de ses enfants, qui était devenue un véritable refuge pour eux. Elle s'approcha de l'échelle, et eut à peine le temps de lever la tête qu'elle sentit une cascade d'eau lui tomber dessus. Elle éclata de rire et s'exclama:

"Odin! Oh non tu exagères! Je vais être obligée de me changer maintenant!
-Avoue que c'était une bonne blague!
-Oui, c'est ça! Allez viens, il est temps de passer à table, le repas est prêt."

Odin reposa immédiatement son seau, puis il se dépêcha de rentrer en compagnie de sa mère: il était affamé.



Si Freya avait à nouveau conscience de ce qu'elle faisait durant la nuit, cela ne l'empêchait pas de sortir pour aller parcourir la forêt et les côtes de l'île. Elle aimait sentir le sable et la terre sous ses pieds, et si elle s'abreuvait parfois dans une petite source d'eau douce, elle allait rarement se baigner: non pas qu'elle n'aimait pas l'eau ou qu'elle ne sache pas nager, mais elle n'avait pas toujours confiance en ses capacités, et elle préférait de loin la terre ferme.

"Aouuuuuuuuh!"

Lorsqu'elle était assez loin de la maison, elle adorait laisser sa voix s'exprimer. Elle n'osait pas hurler de cette façon à l'intérieur, mais quand elle voyait toute cette immensité autour d'elle... Il était impossible de se retenir.


Azalée continuait sa découverte des fonds marins. De cette façon, elle parfaisait sa façon de nager: elle n'avait pas eu l'occasion de passer beaucoup de temps dans l'eau durant son enfance, aussi ses mouvements pour se maintenir à la surface de l'eau n'avaient-ils été que rudimentaires au départ.

A l'aide d'un morceau de bois, elle s'était fabriqué un tuba, une sorte de bâton recourbé qu'elle avait creusé, afin de pouvoir continuer à regarder vers le fond sans jamais manquer d'air. Il y avait beaucoup de coquillages, et parfois, elle plongeait pour en ramasser un, et le montrer à ses enfants. Ils avaient commencé une petite collection qu'ils exposaient dans la cuisine, et Odin en prenait souvent un avec lui pour s'endormir, et écouter le bruit de la mer, bien que la vraie ne soit pas si loin que ça.


Ses toiles étaient fortement influencées par ce qui se déroulait dans sa vie. En ce moment, elle aimait peindre Shine, qu'elle imaginait comme étant un loup assez noir de poil. Freya était bien loin de lui ressembler, fort heureusement! Mais elle ne pouvait ignorer ses nombreuses sorties nocturnes, notamment les soirs de pleine lune... Il se passait toujours des choses étranges lorsque la lune était pleine. Et généralement, Freya ne se souvenait pas de ce qu'elle avait bien pu faire ces soirs-là: c'était ce qui inquiétait le plus sa mère.

L'instinct sauvage de sa fille était en train de s'éveiller, c'était évident. Quoi qu'il puisse lui arriver, elle aimerait sa fille comme si rien n'avait changé... Mais quand même. Et si elle ne revenait jamais? Si elle préférait vivre dans la forêt?


La fillette essayait de maîtriser son aversion pour l'eau. Elle n'aimait pas beaucoup être mouillée, mais ne pas savoir nager sur une île qui comportait soixante-dix pour cent d'eau, ce n'était pas l'idéal. Odin, lui, était comme un poisson dans l'eau, et comme ils ne se quittaient presque jamais, il essayait de lui donner des conseils.

"Allonge-toi sur le ventre maintenant!
-Mais je vais couler!
-Mais non ça va bien se passer. Je te tiendrai, car on est plus léger dans l'eau. Il faudra que tu battes très fort des pieds, et tes mains doivent faire comme ça; expliqua-t-il en lui montrant."

Malheureusement, Freya ne parvint qu'à accomplir une maigre nage de loup mouillé.


Ce n'était pas le tout de continuer à rendre la maison plus agréable à vivre, il fallait aussi préparer les repas, et Azalée avait de plus en plus de travail au fur et à mesure que les enfants grandissaient: Odin refusait à présent tout type de nourriture si elle provenait d'un animal, et Freya rechignait de plus en plus à manger une feuille de salade. Elle se retrouvait coincée entre deux régimes alimentaires extrêmes, et elle-même ne pouvait pas se permettre de ne manger que comme l'un ou l'autre. Alors, elle cuisinait d'un côté les légumes et l'accompagnement, et de l'autre, la viande que ramenait sa fille à la maison: des poissons, mais parfois aussi, des petits animaux morts.

La jeune femme avait d'abord été répugnée par ces cadavres encore chauds, mais après tout... C'était ça la vie d'aventurier, et si elle voulait manger de la viande en suffisance, elle était bien obligée de les cuisiner. C'était finalement une chance que Freya soit si douée pour la chasse.


"Dis maman, pourquoi je suis comme ça...?
-Comme ça comment?
-Tu sais bien ce que je veux dire... soupira-t-elle la fillette. Odin est un enfant normal, j'en suis sûre! Mais pas moi... j'ai lu tous les livres de la famille qui sont rangés sous ton lit tu sais. Et il n'y a jamais eu d'enfant comme moi. D'enfants qui se comportent comme... comme...
-Ma chérie, la coupa-t-elle, tu es la petite fille la plus intelligente que j'ai jamais connue. Peu importe ce qui peut se passer ensuite...
-Alors tu sais pourquoi est-ce que j'agis comme une bête?"

Le mot avait été prononcé, et un drôle de silence s'ensuivit.

"Je ne supporte pas de ne pas savoir ce que je fais durant les pleines lunes... maugréa-t-elle. Si ça se trouve, je fais des choses horribles et je ne le sais même pas!
-Ne dis pas de bêtises voyons."


Azalée changea de place, et vint s'asseoir près de sa fille. Elle lui prit la main, et la regarda dans les yeux.

"Ecoute-moi bien Freya... Je ne peux pas t'expliquer ce qui est en train de t'arriver, parce que je ne le sais pas moi-même...
-Mais tu parlais comme si tu connaissais le futur.
-Non, je ne le connais pas... Ce que je sais simplement, c'est qu'il y avait une légende dans le village où je suis née, qui parlait d'un terrible esprit maléfique qui changeait les habitants en bêtes les soirs de pleine lune. Et dis-toi bien que ce n'est là qu'une histoire pour empêcher les enfants de sortir lorsqu'il fait nuit Freya...
-Tu ne le sais pas, ça. Les légendes sont toujours basées sur des faits, non?"

Et sur ces révélations, la fillette partit se coucher, songeuse. Impuissante, sa mère la laissa, et elle se retrouva seule à table.


Elle n'aurait pas pu cacher cette histoire plus longtemps à Freya, elle s'était toujours promis de ne jamais rien cacher à ses enfants: elle leur avait parlé de leur père depuis leur plus tendre âge, et elle les avait laissés parcourir tous les manuscrits à leur guise. Ils savaient tout de leur famille, et c'était très important pour elle. On ne pouvait bien grandir qu'en ayant toutes les clés en main, aussi les leur avait-elle données. Mais personne n'était maître du futur.

La maison continuait son petit cheminement de rénovation. Azalée et les enfants s'étaient attelé à laver toute sa façade, mais aussi à réparer le toit qui avait longtemps été délaissé. Le résultat était bluffant, il était difficile de croire qu'une telle maison s'était cachée sous les ruines qu'ils avaient trouvés. Ils n'avaient jamais croisés personne sur l'île, et il semblait que la présence de cette maison resterait toujours un mystère. Etait-il possible que d'autres personnes soient venues vivre ici, mais qu'elles soient ensuite parties?


Même si la maison était encore loin d'être finie, Azalée décidé qu'ils méritaient tous un bon repos. Le matin suivant, elle prépara un panier de vivres, et ils partirent tous les trois en promenade à l'intérieur de l'île.

Il faisait bon et chaud, c'était le temps idéal pour un pique-nique. Au bout de plusieurs instants de marche, ils arrivèrent au bord d'une petite crique qui était bordée, non pas de terre, mais d'un sable blanc et fin.

"On s'arrête ici les enfants?"

Ils acquiescèrent tous les deux, et leur mère posa le panier à pique-nique à ses pieds. Elle admira le paysage environnant, c'était splendide.


Elle sortit une serviette et l'étala sur le sol, avant de déclarer:

"Bien, nous allons nous installer ici pour la journée les enfants! Le premier en maillot de bains a gagné!"

Freya et Odin étaient aussi ravis l'un que l'autre à la perspective de cette journée, et ils se dépêchèrent de se changer. Azalée n'avait pas envie d'aller nager tout de suite, aussi s'allongea-t-elle sur sa serviette pour prendre un peu le soleil. Il était beaucoup moins chaud que celui de Ziwa Bonde, et elle ressentait parfois le besoin d'emmagasiner la chaleur pour mieux supporter les coups de froid.

Tandis que sa soeur se mettait à courir partout pour découvrir de nouvelles odeurs, Odin s'assit à même le sable et commença à construire un château.


Freya arriva en courant et tomba à genoux auprès de lui.

"Qu'est-ce que tu fais? Qu'est-ce que tu fais?! s'exclama-t-elle pleine d'enthousiasme.
-Je construis un château de sable!
-Oh, il a l'air d'être trop beau! Est-ce que je peux t'aider moi aussi?
-Oui, tu n'as qu'à commencer cette tour-là.
-Ce sera le plus beau! On va faire un château comme maman qui construit la maison."

Une légère brise soufflait sur la plage, et les enfants s'amusaient énormément. Jusqu'à présent, ils n'avaient jamais penser qu'on puisse faire autant de choses avec du simple sable et un peu d'eau.


Au bout d'une bonne heure, Azalée se leva enfin pour faire quelques brasses dans l'eau salée. L'eau lui parut presque froide, après avoir passé autant de temps en plein soleil à se faire réchauffer, et un frisson la parcourut.

C'était agréable de sentir le sable sous ses pieds, c'était comme un massage à la fois doux et agréable. Elle prit une grande inspiration, et en prenant son courage à deux mains, elle plongea tout son corps dans l'eau.

Elle fit quelques brasses sous l'eau, puis ouvrit les yeux. L'immensité du silence qui régnait sous l'eau l'émerveillait toujours, et elle en profitait autant que possible, avant de devoir reprendre sa respiration à la surface.


Odin et Freya avait terminé leur château de sable. Le petit garçon l'avait orné de quelques pierres trouvées sur la plage, et d'un bâton échoué, provenant d'un quelconque arbre.

"C'est trop beau! s'exclama la fillette. Heureusement que tu étais là pour mettre tout ça en forme, je n'aurai jamais pu faire ça toute seule!
-Oui, mais c'est toi qui a ramené tout ce sable! Si tu n'avais pas eu autant de forces, je ne crois pas que j'aurai pu le sculpter aussi bien."

Ils s'applaudirent mutuellement, avant de rejoindre leur mère en courant. C'était à celui qui parviendrait à la couler en premier qui gagnerait, et c'était un jeu pour lequel ils dépensaient beaucoup d'énergie. Azalée sachant parfaitement nager, il lui était facile de les semer.


Freya ne resta cependant pas très longtemps dans l'eau. Elle aimait partager ces jeux et ces moments en famille, mais l'eau n'était toujours pas un élément qu'elle appréciait particulièrement.

Elle avait un peu essayé de pêcher à main nue, mais c'était un exercice très difficile qu'elle ne maîtrisait pas tout à fait. Et comme elle avait un petit creux, mais que tout le pique-nique avait été englouti, il ne lui restait plus qu'à sortir la canne à pêche et espérer avoir quelques prises.

Elle s'était placé à quelques mètres de la baie, de façon à ce que les remous de sa mère et son frère ne fassent pas fuir les poissons, puis elle attendit. Elle avait appris que la pêche requérait une infinie patience, et fort heureusement, malgré son tempérament bien trempé, elle en avait.


La journée était presque terminée lorsque Azalée décida qu'il fallait rentrer. A vrai dire, les enfants n'étaient pas mécontents de retrouver leur maison et leur petite cabane: les activités auxquelles ils avaient participé les avaient épuisés, et il ne rêvaient plus que de se prélasser quelque part au frais chez eux.

"Maman, j'ai trouvé des poissons dans la baie! Où est-ce que je les mets?
-Pose les dans la cuisine, je vais m'en occuper.
-Tu vas les saler?
-Oui, les laver, les découper puis les saler. Ils se conservent mieux de cette façon. On pourra les manger un peu plus tard si on en a envie! Allez, file te reposer ma chérie!"


L'heure du dîner arriva rapidement, puis l'heure du coucher. Mais pour Odin, il n'était pas question de se coucher tant qu'il n'avait pas retrouver le petit mouton de bois: il l'avait perdu.

"C'est pas possible, j'ai cherché partout...
-Tu as regardé sous le lit? fit Freya, peu soucieuse de savoir ce qui était arrivé au mouton.
-Evidemment! répliqua son frère en se penchant une énième fois sous le lit de leur mère. Je ne comprends pas, je croyais l'avoir rangé ce matin avant de partir.
-Tu n'as pas bien dû chercher...
-Il a tout simplement disparu! Quelqu'un a du le voler, ou...
-Ou le grand méchant loup a réussi à s'introduire chez nous, et il l'a dévoré!!"

Odin haussa les épaules, cette blague ne le faisait pas rire du tout.


"Tu ne l'aurais pas mangé, par hasard? demanda-t-il en se tournant vers sa soeur."

Freya éclata de rire avant de lever les yeux au ciel.

"Tu es fou ou quoi. Je sais encore faire la différence entre un vrai mouton et un jouet en bois.
-Moui... Mais alors, où il se trouve?
-Je ne sais pas moi. Tu as dû l'oublier quelque part, mais si tu l'avais vraiment rangé, tu l'aurais retrouvé..."

Odin soupira. Il avait toujours dormi avec ce petit mouton, et il sentait que ce ne serait pas pareil sans lui. Mais il n'avait pas le choix... Azalée lui dirait sûrement qu'il avait dû le perdre. Pourtant, il était sûr que non... Avait-il la tête en l'air à ce point?


Freya monta dans son lit, puis s'assit sur le rebord en repoussant sa couverture.

"C'est pas grave, essaya-t-elle de le rassurer. Tu n'en as pas besoin pour dormir!
-Mais j'aimais bien le serrer contre moi, gémit-il en se couchant.
-Tu crois qu'un simple mouton te protègerait des montres?
-Je... Je n'y avais pas vraiment pensé, bégaya son frère.
-Après tout... La bête est avec toi! Tu ne risques rien! dit-elle en fermant les yeux."

Odin resta un moment perplexe, avant de répondre:

"La bête? De qui veux-tu parler?"


Mais Freya ne répondit pas, elle s'était déjà endormie. Ou tout du moins, elle faisait bien semblant. Elle pouvait voir le ciel étoilé depuis son lit, et ce soir-là, on voyait aussi la lune. Elle formait un beau croissant qui se dessinait dans l'obscurité. Y-avait-il vraiment un esprit maléfique qui habitait là-haut? Elle semblait pourtant si paisible et si douce... C'était difficile à croire.

Et pourtant, la fillette semblait prête à accepter cette vérité. Elle n'avait pas honte de sa condition, au contraire, elle était toujours prête à vanter les mérites d'un flair aiguisé et de longues griffes. A partir de cette nuit-là, elle se promit de ne plus avoir peur de l'avenir... Quoi qu'il puisse lui arriver.

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