7.7.16

Episode 134: Fausse utopie


"Manger, manger, j'ai faim! J'ai faim papa!
-Sois patiente, il faut que ça chauffe. Tu ne voudrais pas manger froid quand même!
-Faim faim!"

Vitae tapait du poing sur la tablette de sa chaise haute, et donnait des coups de pieds par en-dessous. Elle avait le ventre vide, et elle tenait à le faire savoir à son père, Sera, qui réchauffait une assiette de bouillie pour elle.

"Et voilà... fit-il en lui donnant son repas. Et ne mange donc pas si vite, tu vas avoir mal au ventre!"

La fillette s'était jetée sur son assiette, elle n'était pas du genre à être patiente et à prendre son temps: ses parents craignaient déjà pour son caractère, bien trempé.

Dehors, Arwen tentait de s'habituer à l'atmosphère de l'île, puisqu'ils ne savaient pas encore quand ils pourraient rentrer.


"A quoi la bouillie papa? demanda Vitae en goûtant une première cuillerée."

Sera sourit. C'était toujours un jeu entre eux, chaque jour, il lui préparait un repas différent, et elle devait deviner de quoi il s'agissait. Cela lui permettait de lui faire découvrir de nouvelles choses, et le faire sous forme de jeu, évitait bien des soucis de coopération.

"Mange donc, et je te le dirai!
-Ze veux savoir! Tout de suite!
-Ah oui, et bien mange-donc, tu verras bien."

Contrainte à terminer son assiette, la fillette poursuivit son repas, songeuse: elle n'arrivait pas à identifier les saveurs qui se propageaient dans sa bouche. Quand elle eu pratiquement terminé, Sera lui dévoila enfin l'ingrédient secret.

"C'était des haricots verts, Vitae. Tu vois ce n'est pas si mauvais que ça!"


A l'évocation du légume dont elle avait horreur, Vitae recracha immédiatement ce qu'elle avait en bouche.

"Vitae!! la gronda Sera. Tu exagères, arrête ça tout de suite!
-Pas bon!! Beurk!!
-Tu trouvais ça très bon avant de savoir ce que c'était, alors tu vas me faire le plaisir de terminer ton assiette tout de suite!
-Non! Veux pas! Moi veux pas!
-Vitae, tu ne quitteras pas la table tant que tu n'auras pas fini, c'est la règle."

Vitae fronça les sourcils et croisa les bras, vexée de ne pas gagner la partie, jusqu'à ce qu'une idée lui vienne à l'esprit: elle s'empara de son assiette, et la jeta à même le sol. Elle se brisa en éclats, et la nourriture restant devint immangeable.

Excédé, son père la gronda encore plus fort, et lui tapa la main.


Près du barrage, Arwen avait déjà repéré plusieurs personnes qui s'occupaient et semblaient s'amuser grâce à la pêche. En quête de la tranquillité qu'il n'avait plus, il avait demandé s'il pouvait les rejoindre.

"Bonjour... Puis-je me joindre à vous autour de cette partie de pêche?
-Bien sûr! avait répondu un homme plutôt enjoué. Tu n'as qu'à prendre une canne à pêche dans le cabanon là-bas!
-Merci."

Il lui semblait avoir ressenti une certaine sympathie chez cet individu, aussi installa-t-il sa ligne près de lui. Il aurait ainsi quelqu'un pour discuter, et pourquoi pas lui faire part de ses doutes?

Cependant, cette illusion se brisa dès qu'il remonta son premier poisson: dans un geste d'horreur, il le relâcha immédiatement, en constatant qu'il possédait trois yeux.


Sera avait placé sa fille dans un trotteur, après l'avoir grondée suffisamment pour être sûr qu'elle ne jette pas à nouveau sa nourriture par terre. Il lui avait expliqué que le gaspillage était interdit, et que l'on devait vider toute son assiette pour bien grandir. Elle n'avait pas apprécié, et elle se cantonnait à présent dans un silence boudeur.

"Tu es sage hein? Papa doit faire un peu de ménage."

Une moue sur le visage, Vitae ne répondit pas, et se contenta d'appuyer sur quelques boutons qui se trouvaient sur son trotteur. Au moins, elle ne pouvait pas aller bien loin, et elle avait de quoi s'occuper. C'était parfait pour avoir un oeil sur elle, tout en faisant autre chose.

Il la laissa donc dans un coin, méditer sur ce qu'il venait de se passer. Il était certain que d'ici quelques minutes, elle agirait comme si rien ne s'était passé, et que la prochaine fois, elle réfléchirait avant de se mettre en colère pour si peu.


Bien que le centre dans lequel ils vivaient n'était pas leur foyer, Sera passait beaucoup de temps à y faire le ménage. Dès le second jour, il avait remarqué que les habitants nettoyaient très peu derrière eux, et que les poubelles restaient vides: on préférait généralement jeter ses déchets par terre.

La première fois qu'il avait assisté à une telle scène, le jeune homme avait cru qu'il venait d'avoir une hallucination. Et pourtant, il fut bien obligé de constater que c'était une habitude chez tout le monde, et il se demandait comment c'était possible que personne ne soit encore enseveli sous un tas d'ordures.

Il ne supportait absolument pas ce genre de comportement, aussi passait-il très souvent derrière les gens, pour ramasser les déchets et les mettre dans un endroit approprié. Malheureusement, c'était un cercle vicieux qui ne cessait de recommencer, aussi avait-il chaque jour du travail à accomplir.

Comment pouvait-on accepter de vivre dans la saleté? Ce n'était pas non plus bon pour les enfants qui devaient grandir dans un lieu sain.


Au bout d'un moment, à force de se baisser pour nettoyer le sol, il finit par avoir mal au dos.

"Ça commence par bien faire tout ça... soupira-t-il.
-Est-ce que tu as essayé de parler aux gens qui habitent ici? demanda Arwen, tout en commençant à lui masser les épaules.
-Un peu, mais... Ils ne m'écoutent pas. Ils ont même l'air heureux de vivre dans la crasse! C'est vraiment inadmissible, je veux bien qu'on ne puisse pas faire le ménage tous les jours, mais de là à jeter ses déchets par terre! C'est vraiment répugnant. Ça peut générer tout un tas de maladies en plus!"

Arwen acquiesça. Chez eux, tout avait toujours été propre, et voir à quel point la saleté pouvait s'accumuler était assez effrayant. Sera avait beau y mettre toute son énergie, il ne pourrait pas à lui seul rendre cette île plus propre: il fallait convaincre le reste de la population, ce qui ne semblait pas gagner.

"Tu sais, j'ai poursuivis mes recherches... dit le jeune homme blond pour changer de sujet.
-Tu as eu de nouvelles informations?"


Il prit Vitae dans ses bras, et la berça tendrement avant de poursuivre.

"Un peu. La machine de reproduction ne sert pas qu'à avoir des enfants, comme nous nous en doutions... Apparemment, elle avait été conçue uniquement pour ça au départ, mais les scientifiques ont réussi à y ajouter un module, qui permet de faire des sauts dans le temps. Du coup, ils l'utilisent pour profiter de la technologie du futur, et s'en servir dans le présent... C'est un peu dingue, mais c'est ce que j'ai compris dans les livres.
-Tout est complètement dingue ici, je ne serai plus surpris par rien. Et à propos de cette révolution?"

Arwen haussa les épaules.

"Je n'ai pas vraiment compris de qui il s'agissait, si c'était bien moi ou pas, mais... Cette personne aurait apparemment découvert un complot, ou je ne sais quoi... Elle aurait tenté de libérer l'île d'une emprise supérieure, quelque chose comme ça. Je n'en sais pas plus.
-C'est déjà bien, on avance."


Si la machine leur avait servi à venir ici, alors il était fort probable qu'elle soit leur unique moyen de retour. La vie dans ce Suvadiva du futur devenait de plus en plus pesante, et ils songeaient tout deux à revenir chez eux dès que possible.

Mais ne devaient-ils pas attendre encore un peu? Chercher de nouvelles informations sur ce qui s'était passé il y a des années de ça, dans le présent?

La peur allait cependant les empêcher de rester aussi longtemps qu'ils le voudraient. Ils ne savaient pas ce qui pouvait arriver ici, et quels dangers pouvaient les guetter: entre les maladies et la pollution, ils ne se sentaient pas du tout à l'aise, et même les feux d'artifice lancés régulièrement en début de soirée, ne suffisaient pas à leur redonner leur joie de vivre.

Quelque part, ils se sentaient dépérir dans ce monde, où toute forme de vie leur semblait morne et grise.


Même dehors, les déchets s'entassaient. Il n'était pas rare de tomber sur des montagnes de papiers, de pièces automobiles et même de vieux meubles dont plus personne ne voulait, abandonnées en pleine rue.

N'y avait-il pas d'évacuation des déchets quelque part?

A chaque fois qu'il essayait de parler avec quelqu'un de la situation, Arwen avait l'impression que les gens essayaient de fuir la conversation. Ils n'avaient pas l'air heureux dans ce monde... Que s'était-il passé? Cette question continuait de le tourmenter. Ils étaient pourtant heureux, dans le présent.

Puis il se rappela ce que Sera lui avait dit à propos de Neven. Son frère était-il heureux, lui? Même s'il semblait l'être, il ne lui avait jamais demandé. Parfois, on pouvait bien cacher ce qu'on ressentait... Il en était la preuve, il n'avait jamais rien dit à personne de ses sentiments envers Sera. Il se promit alors de creuser la question, dès leur retour.


C'en fut trop pour Arwen, qui décida de rentrer immédiatement au centre. Il devait parler avec Sera au plus vite, ils ne pouvaient de toute façon pas rester indéfiniment ici. Ce n'était pas là qu'ils devaient vivre, d'ailleurs, il lui semblait n'y avoir aucun futur sur cette île de la désolation.

Il se mit à courir, puis tomba dans un trou apparu dans le sol. Il essaya de ne pas regarder en dessous de ses pieds, et s'en extirpa aussi vite que possible. Il devenait dangereux de rester par ici. La nuit dernière, il avait entendu de drôles de bruits, et il était certain que quelques météorites étaient tombées du ciel, pour creuser ces cratères.

Qu'allait-il se passer, s'il devait y avoir une pluie de météorites en pleine journée? C'était trop dangereux, quelqu'un risquait d'être blessé, ou pire, de se faire tuer.

Il accéléra la pas: plus vite il pourrait s'entretenir avec Sera de la situation, mieux cela vaudrait. Peu importe, qu'ils ne sachent pas le fin mot de l'histoire, le plus important était de survivre.


"Où est papa? demanda Vitae à Sera."

Il était l'heure pour elle de faire la sieste, et avant de s'endormir, elle aimait que chacun de ses deux papas vienne lui raconter une histoire, ou tout du moins, lui faire un câlin.

"Il est sorti aujourd'hui. Il ne devrait pas tarder à rentrer, mais je ne sais pas quand. Tu crois que tu pourrais t'endormir toute seule?"

Une ombre passa sur le visage de la fillette, et Sera lui caressa les cheveux.

"Je lui dirais de venir te voir dès qu'il rentrera, d'accord?"

Vitae sembla réfléchir, puis elle hocha la tête en signe d'acquiescement. Sera soupira intérieurement, au moins, elle n'allait pas se mettre à pleurer. Elle allait sans doute tomber de fatigue avant que Arwen ne rentre de toute façon.


Arwen entra à l'intérieur, soulagé. Il n'y avait qu'ici qu'il se sentait un minimum en sécurité. Machinalement, il ramassa un tas d'ordures sur le sol, et les jeta dans le conduit dédié, et se retourna. Il fut surpris de constater qu'un homme était en train de le fixer. Un peu gêné, il regarda autour de lui, mais ils étaient seuls.

"Pourquoi faites-vous ça? lui demanda l'inconnu.
-Que... quoi donc?
-Jeter les poubelles."

Le jeune homme se demanda si cette question était une blague, mais son interlocuteur avait l'air très sérieux.

"Eh bien... Ce n'est pas propre du tout, on risque d'attraper des maladies! Les poubelles doivent être jetées dans les conduits, pas par terre...
-Nous, ça fait bien longtemps qu'on a arrêté."


L'inconnu fit quelques pas vers lui, et Arwen ne se sentit pas très rassuré.

"Pourquoi...? Ce n'est pas si difficile que ça de garder une maison propre.
-Le découragement. Voir tout ce qui nous entoure se dégrader petit à petit, l'air qui devient irrespirable quoi qu'on fasse.
-Mais c'est parce que vous avez arrêté de prendre soin de votre ville qu'elle est dans cet état.
-Vous ne comprenez pas, lui dit-il. Vous... Vous n'êtes pas d'ici, j'aurais du m'en douter.
-Alors expliquez-moi, demanda Arwen."

L'inconnu haussa les épaules.

"Il y a... il y a quelque chose, une machine ici, qui détruit tout.
-Vous parlez de la machine du temps?
-Peut-être bien. Elle semble incontrôlable. Mon grand-père m'a raconté qu'après la révolution, tout le monde était heureux, tout le monde s'était tout à coup senti libre. Mais... Très vite, les gens ont déchanté, et voilà ce qui est arrivé."


"Mais si vous baissez les bras, c'est normal que tous vos rêves se mettent à sombrer, résonna Arwen.
-Ce n'est pas aussi simple que ça. Si vous pensez qu'il suffit de se lever et de se battre... L'homme qui leva la révolution pensait la même chose que vous. Et pourtant, ses efforts ne nous ont pas conduits au rêve que nous imaginions.
-Alors selon vous, il aurait dû se taire et ne rien faire?
-Peut-être était-ce effectivement mieux avant.
-Mais personne n'était libre! Personne ne pouvait vraiment agir comme il l'entendait!
-Si vous aviez à choisir entre la liberté et la sécurité, que feriez-vous?"

Arwen ne sut pas quoi lui répondre, et l'inconnu s'en alla, le laissant seul.

Il avait l'impression qu'à chaque fois qu'il prenait une résolution, quelque chose venait briser toutes ses décisions. Que devait-il faire à présent?


Sera choisit ce moment-là pour arriver, et il lui raconta toute la scène. Il se sentait déstabilisé, et ne savait plus quoi penser.

"Je suis désolé, lui répondit son compagnon. On aurait du rentrer depuis longtemps...
-Non, c'est moi. Je tenais vraiment à tirer cette histoire au clair, mais... Je ne sais pas si je vais supporter encore très longtemps de vivre ici.
-On devrait rentrer alors. Nous avons eu ce que nous voulions, de toute façon. Nous n'étions pas censés rester plus longtemps.
-Tu as raison...
-La petite dort. Ça nous laisse le temps de préparer nos affaires, avant de rentrer.
-Pour le peu qui nous appartient, j'imagine que ce sera l'affaire de quelques minutes.
-Sans doute."

Ils se levèrent et s'en allèrent une dernier fois, dans la Chambre qui avait été la leur, essayant de ne pas réveiller Vitae.


Pendant que Sera rassemblait les quelques affaires qui leur appartenaient, Arwen regarda une dernière fois par la fenêtre. Il n'oublierait jamais ce voyage, et il sentait qu'il l'avait affecté beaucoup plus qu'il ne l'aurait dû.

Les montagnes de déchets, les robots, les plages totalement sèches et le grand barrage qui retenait la mer, tout cela, il tenait à le garder en mémoire. Il ne savait pas ce qu'il en ferait, mais cela lui paraissait essentiel.

Au moment même où son compagnon lui annonça qu'il avait terminé, un éclair zébra le ciel, et tomba sur un sim qui se promenait dehors. Les deux hommes en eurent froid dans le dos, et ils se dépêchèrent de réveiller Vitae pour l'emmener avec eux.

Elle ne sembla pas comprendre ce qui était en train de se passer, et elle se rendormit rapidement sur l'épaule d'Arwen.

"Allons-y."


Ils sortirent précautionneusement sur le toit, vérifiant que tout semblait sans danger. Arwen s'approcha de la machine, et il appuya sur le seul bouton visible pour la mettre en marche.

Quelques instants plus tard, l'énergie lumineuse était de retour.

"Bon... Il n'y a plus qu'à y aller, dit-il la gorge sèche.
-Sautons ensemble, lui proposa Sera.
-Tu crois?
-Si on se tient la main, il n'y aura pas de raisons d'être séparés. On ne sait pas vraiment comme ça marche, mais...
-D'accord. Mais dans ce cas, je veux que tu portes la petite. Tu es beaucoup plus fort que moi, s'il se passe quoi que ce soit, tu sauras la garder contre toi."

Il lui tendit l'enfant, et Sera la cala confortablement contre son épaule.


"Voilà, je suis prêt."

Il lui tendit la main, et Arwen s'agrippa à son bras.

"Allons-y... A trois, d'accord?"

Le compte à rebours commença, et à trois, ils sautèrent en direction de l'énergie lumineuse, comme convenu. Arwen ferma les yeux aussi fort que possible, et resserra son étreinte contre son mari. Il se sentit tomber, puis filer à la vitesse du vent entre deux âges.

Il attendit d'être complètement immobile, avant de les rouvrir.

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