19.7.16

Episode 140: Souviens-toi


Vitae passait autant de temps que possible dehors en journée. Comme il valait mieux pour elle être à la maison en soirée, elle sortait dès que les cours étaient terminés, ce que son ami Matys comprenait parfaitement.

"Sérieusement, si j'arrivais à comprendre ce qu'il se passe à la maison... soupira-t-elle.
-Encore des secrets?
-J'en suis sûre, mais mes parents ne me disent rien.
-Ils ont certainement leurs raisons.
-Tu n'as rien entendu à ton boulot? Toi qui travailles dans des endroits très haut placés, tu devrais savoir des choses... demanda-t-elle pleine d'espoir."

Matys secoua la tête.

"Je ne peux malheureusement pas t'aider. Et puis tu sais, ce n'est pas à moi que l'on confie ce genre de choses, c'est trop sérieux. Je ne suis que la personne qui travaille, j'exécute les ordres."



Vitae haussa les épaules, au moins, elle aurait essayé.

"Tant pis alors...
-On ne devrait peut-être pas trop réfléchir à tout ça tu sais.
-On dirait que c'est ce que mes parents essaient de me faire comprendre: essayer de filer droit, et de faire comme si de rien n'était. Mais je ne suis pas dupe, je vois bien qu'il y a quelque chose d'étrange. L'atmosphère a changé, et tout le monde nous regarde si étrangement maintenant...
-Justement. Tu sais que les autorités ne plaisante jamais, tes parents essaient de te protéger.
-Je m'en fiche. J'aimerais juste savoir de quoi."

Ce n'était pas son genre de rester assise sans rien faire, et malgré les avertissements qu'ils avaient reçus, elle continuait de fouiller dans les affaires de Arwen. Il avait tout noté, absolument tout. Il tenait une sorte de journal, dans lequel il relatait ses journées: si les mots qui y étaient inscrits paraissaient plutôt clairs, Vitae avait pourtant du mal à relier tous ces indices pour en comprendre leur finalité.


"Il vaudrait mieux y aller à présent, la nuit ne va pas tarder à tomber.
-Les journées passent trop vite, c'est affreux... Quand est-ce que tout ça va se terminer?
-Je n'ai pas la réponse, tu le sais bien."

Elle lui avait raconté tout ce qu'elle avait lu dans les carnets de son père, mais il n'avait plus compris qu'elle la signification de tout cela. A vrai dire, ce n'était pas qu'il s'en fichait, mais il tenait à son poste, et à sa petite vie confortable. Cela, Vitae l'avait vite compris: c'était un homme qui se laissait doucement porter par sa vie, et qui n'était pas prêt à faire de gros sacrifices. Il était là où ses pas l'avaient emmené, et il n'essayait pas de s'en détourner.

"Bon, on se retrouve comme prévu en ligne? fit l'adolescente.
-Ça marche. Si je ne suis pas à l'heure, c'est que je n'ai pas terminé de préparer mon repas!"

Il lui fit un clin d'oeil avant qu'ils ne se séparent, et chacun partit dans une direction opposée.


Vitae rentra bien vite chez elle, mais il n'était pas encore l'heure de se connecter. Une fois la nuit tombée, elle et Matys avaient pris l'habitude de se retrouver sur des jeux en ligne. C'était une façon pour eux de poursuivre la journée ensemble, et même s'ils n'étaient pas l'un à côté de l'autre, ils pouvaient continuer de parler et de se raconter leur vie.

La jeune fille profita du temps qu'il lui restait pour faire quelques devoirs, mais aussi pour se laver et manger un morceau. Seul Sera était à la maison, Arwen étant encore à l'extérieur.

"Quand est-ce qu'il doit rentrer? fit-elle à son père.
-Il ne devrait pas tarder j'imagine. Il préfère ne pas rester trop tard dehors, tu le sais bien.
-Mais d'habitude, il est toujours rentré avant moi."

Sera haussa les épaules: son mari ressentait de plus en plus le besoin de s'évader.


Si Arwen n'était pas encore rentré à la maison, c'était bel et bien parce qu'il avait besoin de solitude. Un tel poids reposait à présent sur ses épaules, qu'il avait l'impression de douter de tout. Ce qu'il était en train de faire était-il vraiment légitime? Est-ce qu'il ne se trompait pas de voie? Après tout, peut-être qu'il avait vraiment imaginé tout ce qui se passait... et si ce n'était que dans sa tête?

Il s'arrêta face à l'océan devenu violet, et il lui fallut faire un effort violent pour ne pas pleurer.

Il voulait sauver l'île, son île natale, mais il avait peur de la détruire en même temps. Ce qu'il avait vu du futur ne laissait rien présager de bon, et il se demandait si ce n'était pas vraiment lui, qui allait être la cause de tout cela... Cette sécheresse, cet ennui et cette pollution.

Valait-il mieux choisir la sécurité, ou la liberté?


Il regarda longuement l'océan qui s'étendait devant lui. L'eau ruisselait doucement, presque avec tendresse, et il ferma les yeux. Ce doux bruit de clapotis... les vagues qui arrivaient une par une sur le rivage... Il n'y avait pas de meilleur bruit pour retrouver la tranquillité de l'esprit.

Petit à petit, des images lui vinrent à l'esprit. Il se sentit à nouveau transporté dans une nouvelle dimension, mais cette fois-ci, ce n'était pas le futur, mais le passé.

Clémence. La voilà qui refaisait à nouveau surface dans les souvenirs de ses descendants. La tempête avait fait rage, et le bateau avait coulé. Depuis combien de temps? Elle ne savait pas, elle était juste complètement épuisée. Elle aurait donné n'importe quoi pour retourner chez elle, pour retrouver sa famille et une couverture bien chaude. Durant cette croisière, rien ne s'était passé comme prévu. Elle avait été kidnappée, on l'avait enfermée durant des jours sans presque manger, et voilà qu'elle dérivait à présent, accrochée à une simple planche de bois. De nombreux débris flottaient encore près d'elle, mais elle ne voyait personne. Qui avait survécu à cette terrible tempête? Qu'était-donc devenue la jeune femme qui lui avait tenu compagnie durant sa captivité? Et son bébé...?


Arwen revint subitement à lui. Il cligna plusieurs fois des yeux, et il lui fallut s'asseoir pour ne pas s'évanouir.

Il se rappela alors qu'un beau jour, son père lui avait parlé de ces souvenirs. Ils remontaient, on ne savait pas quand ni pourquoi, mais plus on avançait dans les générations, et plus ils semblaient avoir de l'importance. Pourquoi? Etait-ce vraiment si important de retrouver les terres de ses ancêtres, alors qu'ils avaient toujours vécu ici?

Il ne pouvait pas partir à la recherche de la vérité. C'était trop tard, et de toute façon, Clémence devait être morte depuis des années, sans doute des siècles. Il n'était qu'un énième arrière-arrière-petit-fils. Et il avait une bataille à mener, une bataille pour libérer son peuple.

Cependant... Si les choses tournaient mal, il pourrait toujours envoyer sa propre fille à la recherche de cette vérité. Peut-être qu'elle, elle pourrait leur apporter le bonheur.


Vitae était justement encore debout. Elle s'était enfermée dans sa chambre, attendant que son père revienne. Il y avait des heures déjà qu'il aurait du franchir la porte d'entrée. Où se trouvait-il? Que faisait-il? Cela ne lui ressemblait pas de rester dehors sans prévenir...

Elle jeta un coup d'oeil par la fenêtre: les rues étaient désertes. Peut-être qu'avec un peu d'habileté, elle pourrait... Sortir d'ici, et partir à la recherche de son père.

Il fallait juste ne pas se faire remarquer par son autre père, Sera.

Elle entrouvrit la porte, et s'aperçut qu'il était toujours dans le salon. Elle ne pouvait pas sortir de sa chambre sans qu'il ne la voit, c'était impossible. Elle éteignit alors la lumière de la pièce, et décida de passer par la fenêtre.

Après tout, il y avait des buissons sous la fenêtre, et elle ne pouvait pas tomber de bien haut. Elle regarde une dernière fois derrière elle, avant de s'enfuir en courant du pâté de maison.


Elle sillonna les rues de l'île durant une bonne heure, sans rien trouver. Les plages étaient désertes, et bien sûr, les bâtiments étaient tous fermés à cette heure-là.

Elle retourna donc vers le centre de l'île, dépitée. Où pouvait bien se trouver son père? Elle ne s'était jamais inquiétée pour lui, mais l'atmosphère qui régnait à la maison depuis plusieurs semaines l'angoissait. Les carnets qu'elle avait lus ne lui annonçaient rien de bon non plus. Devait-elle en parler à ses parents? Après tout, il se pouvait qu'ils lui disent la vérité...

Elle s'arrêta sur le centre de l'île pour danser un peu, l'air de rien. Si on pensait qu'elle était là pour s'amuser, personne ne se rendrait compte qu'en vérité, elle observait finement tous ceux qui pouvaient passer sous ses yeux. Y-avait-il des gens suspects? Est-ce que Arwen n'était pas caché quelque part?

Mais la nuit était déjà tellement avancée, qu'elle dut rentrer à nouveau chez elle.


C'est alors que, rentrant sur la pointe des pieds, elle entrouvrit la porte de la chambre de ses parents, et découvrit que Arwen dormait paisiblement dans les bras de Sera.

Elle souffla, elle avait craint le pire, et se sentit tout à coup très stupide. Bien sûr, il ne pouvait rien lui arriver... Il était fort. Il avait du rentrer alors qu'elle sortait, et ils s'étaient manqués de peu. C'était aussi simple que cela.

Il fut difficile de se réveiller le lendemain, étant donné qu'elle n'avait que quelques heures de sommeil à son actif. Quand on toqua à la porte, elle se dépêcha de s'asseoir au bord de son lit.

"Je peux entrer? demanda une voix."

C'était celle de Arwen. Elle espérait que personne ne s'était rendu compte de son absence, elle avait encore désobéi.

"Oui, oui entre! Je suis réveillée."


"Tout va bien? demanda-t-il en s'avançant. Tu as l'air un peu fatigué...
-Oui, je n'ai pas très bien dormi... avoua-t-elle en passant une main dans ses cheveux.
-D'accord."

Il lui sourit, compatissant.

"Dis, papa... J'aimerais te demander quelque chose.
-Quoi donc? Je t'écoute, vas-y.
-Eh bien... Ne te fâche pas, mais... je suis tombée par hasard sur des carnets à toi. Je les ai ouverts, et je... j'ai lu des choses, je ne sais pas, c'était bizarre!
-Qu'est-ce que tu as lu?"

Il ne semblait pas le moins du monde surpris, ni même en colère. C'était une conversation qu'ils auraient du avoir depuis un moment déjà, elle était assez grande pour comprendre. Encore fallait-il savoir ce qu'elle savait et ne savait pas.

"C'était à propos de notre famille."


"J'ai compris qu'il y avait des... des souvenirs? Un naufrage? Je ne me souviens pas très bien, parce que je n'ai pas compris tout ce que cela signifiait."

Arwen hocha la tête.

"Oui, c'est vrai. Il y a très longtemps... Une de nos ancêtres a fait un terrible naufrage. C'était une jeune femme qui vivait dans une civilisation semblable à la nôtre, un peu moins avancée en terme de technologie. Mais elle a été kidnappée car sa famille était très influente, et puis le bateau a été pris dans une tempête.
-Oh c'est affreux, que lui est-il arrivé?
-C'est difficile à savoir. Elle a perdu la mémoire en s'échouant sur une île déserte, et elle ne s'est jamais souvenu de rien.
-Mais alors...
-Comment est-ce que j'ai pu savoir tout ça? Ces fameux souvenirs. On dirait que la vérité tient à éclater, et qu'elle remonte par le biais des descendants de cette personne... de Clémence. Et nous en faisons partie."

Vitae frissonna, cette histoire lui faisait légèrement froid dans le dos: c'était comme si les fantômes continuaient de les hanter.


"Voilà, tu sais tout, conclut-il.
-Tout?
-Tout ce qu'il y a à savoir sur notre famille.
-J'imagine qu'il vaut mieux... garder ça secret?
-Effectivement, surtout en ces temps de troubles..."

Vitae acquiesça. Elle n'allait plus à l'école depuis quelques jours, les enseignants n'étaient tout à coup plus disponibles pour accueillir leurs élèves. Des disparitions mystérieuses avaient lieu, sans que personne ne puisse les élucider.

"Est-ce que tout va bien se passer papa? demanda-t-elle soucieux.
-Je ne peux rien te promettre ma chérie. Simplement que je te protégerai jusqu'au bout, quoi qu'il se passe. Souviens-t-en toujours."

Il l'embrassa sur le front, et sortit rejoindre Sera dans la cuisine.


Vitae ne tarda pas non plus à sortir de sa chambre, et à rejoindre la salle de bains. Elle avait besoin d'être seule et de réfléchir à ce que son père venait de lui dire.

Il ne lui avait rien dit à propos de l'île et de ses secrets, et elle ne s'était jamais doutée qu'ils possédaient un secret de famille. Elle était surprise, elle ne pensait pas avoir de telles origines.

Une femme avait donc fait un naufrage un jour, et elle avait tout perdu... Sa famille, sa maison, mais aussi ses souvenirs. C'était horrible, d'autant plus qu'apparemment, elle n'avait jamais recouvré la mémoire.

Ne serait-il pas juste de mener jusqu'au bout cette mission? De retourner dans son monde d'origine, afin de faire éclater la vérité aux yeux de tous?


Elle sortit de la baignoire, se sécha et s'habilla immédiatement.

"Papa?"

Elle interpella Sera, qui s'arrêta à sa hauteur.

"Qu'est-ce qui ne va pas?
-Je... Je me posais une question.
-Vas-y, je t'écoute.
-Est-ce que tu crois qu'on devrait rester ici? Je veux dire... Notre famille n'est pas vraiment originaire d'ici.
-Du côté d'Arwen, effectivement. Mais ma famille à moi a toujours vécu sur cette île Vitae.
-Pourquoi nous n'avons jamais été leur rendre visite? demanda-t-elle soudain.
-Mes parents sont des gens... discrets. Et comme je n'ai jamais été quelqu'un de silencieux, ils ont préféré garder leurs distances."

La jeune fille soupira, cette réponse ne la satisfaisait absolument pas.


Ce fut au tour de Arwen de vouloir la rassurer. Ce qu'il lui avait dit ne l'avait pas franchement motivée, et elle commençait à se poser tout un tas de questions à propos de leur famille.

"Il est quasiment impossible de retrouver le pays d'où viennent nos ancêtres Vitae, tu le sais.
-Quasiment ne veut pas dire jamais. S'il y a une infime chance...
-Tu te rends du temps qu'il faudrait pour trouver une telle terre? Et tu ne seras jamais certaine d'être au bon endroit! Clémence elle-même ne savait plus rien de tout cela.
-Et si nous avions une vision?
-De quoi veux-tu parler?
-Tu as parlé de souvenirs. Et si l'un d'entre nous avait un souvenir qui lui disait exactement où aller? Alors on ne serait pas perdu, on saurait exactement où aller!
-N'y songe pas. Je sais que ce que je t'ai dit t'a rendue curieuse, mais ce serait de la folie de se lancer là-dedans... Surtout en ce moment. Tu sais que nous sommes surveillés. Nous avons besoin de rester forts et unis..."


L'adolescente eut besoin de prendre une grande inspiration avant de quitter la maison. Elle avait été sur le point de se mettre en colère, d'expliquer à son père tout ce qu'elle ressentait, mais finalement, elle avait préféré se taire et s'en aller.

A quoi bon, tout ça? Pourquoi vivre dans la peur, et dans l'impression constante que l'on était surveillé? Elle n'aimait pas ça.

Elle aimait encore moins le faire de savoir que ses parents se terraient dans l'ombre, à mettre en place des projets dont elle n'avait même pas le droit de prendre connaissance.

Elle aurait voulu participer. Aider, même un peu. Même pour sa famille, elle n'était pas capable de faire quoi que ce soit, et au fond d'elle, cela la rendait malade.


Assise au bord de la mer, elle aperçut Matys qui arrivait dans sa direction. Elle sauta de sa chaise de surveillance, et courut sur le sable dans sa direction.

"Matys! Hé!"

Il la vit, et lui fit un geste de la main avant d'obliquer vers elle.

"Vitae! Comment vas-tu?
-Oh, tu sais... on fait aller en ce moment.
-Que se passe-t-il?
-Mon père m'a... raconté des choses, quelques secrets de famille. Je me sens un peu chamboulée par tout ça. Déjà que je savais qu'on n'était pas une famille normale à la base...
-Une famille normale?"

Matys eut un regard amusé.


"Oui, tu sais bien, poursuivit-elle. Deux hommes qui s'aiment, et qui ont même le courage d'utiliser la machine de production bêta pour avoir un enfant, ça ne court pas les rues.
-Non en effet. Mais votre famille est composée de deux parents aimants, et d'une adolescente en pleine crise qui les fait crier, je ne vois rien d'anormal là-dedans."

Un sourire se dessina sur le visage de Vitae. Au fond, son ami avait raison. Chaque famille devait avoir ses propres secrets, ses propres non-dits. C'était ainsi, même si aux yeux des autres, chacun semblait ne rien cacher.

"C'est vrai! Merci de me l'avoir rappelé Matys.
-Souviens-toi que tu ne seras jamais plus bizarre qu'un autre, on est tous humain."

Elle hocha la tête, avant de se jeter dans ses bras, les yeux mouillés de larmes.


1 commentaire:

  1. Et bien voilà, le souvenir est arrivé et vitae va bientôt grandir, je pense, donc on va voir le bout de ses secrets de l'ile ! Cool ! :)

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